Disque to pa ri ti : Anne Yven nous en parle

Une apostrophe, quatre éléments. Quatre murs, une mutation.

La rencontre d’Etienne Cabaret et de Christophe Rocher date d’il y a 15 ans et s’est consolidée ces dernières années par complémentarité. Entre ces deux clarinettistes, des différences et des liens. Un même sens du militantisme. Tous deux portent des projets collectifs, chacun avec sa compagnie, ce qui forge une connaissance de terrain. Quant à l’improvisation, elle est leur alliée nécessaire.

Pour le clarinettiste Christophe Rocher le jazz est une langue d’exploration. Etienne Cabaret, clarinettiste et sonneur, sort les musiques bretonnes du cadre pour leur insuffler l’énergie du rock. Ses influences sont traditionnelles, tout musicien reçoit et donne, mais aucun passéisme ne transpire. En outre, entre eux, il n’est pas question de fusion. L’écoute de leur album en duo La Marche des lucioles, paru en 2020, met au contraire en lumière un art du dialogue dans une musique de notre temps. Etienne Cabaret parle humblement des « musiques de chez moi » : celles qui sont jouées et écoutées, par ceux qui font vivre la culture en centre Bretagne, où sa compagnie est implantée.

To Pa Ri Ti vous apostrophe. On pourrait traduire ces quatre syllabes depuis le breton par « Couvre, quand tu bâtiras une maison ». Si l’on prend la formule entière « To par ri ti, gra pa ri tra » on obtient « Couvre quand tu bâtiras une maison, fais quand tu feras quelque chose », équivalent en français de « Si tu fais quelque chose, fais-le jusqu’au bout ». Mais laissons l’interprétation ouverte. Ma grand-mère avait coutume de dire que le breton ne se traduit pas, il se comprend. Il ne ponctue pas, il interpelle. Voilà pour l’accroche.

Ce qui s’impose à l’écoute du disque se sont les fondations et l’équilibre. En regardant de près, j’ai vu, saillants, les quatre éléments : terre, eau, feu et air, tels quatre murs soutenant la toiture :

D’abord la maison, terre où l’on s’ancre, est au cœur du projet. « C’est l’endroit où on est en sécurité, où on peut relâcher les défenses et libérer l’énergie, car les murs sont solides. J’emploi souvent le terme de maison dans la pratique de la musique (…) pour toujours savoir où l’on est dans la forme du morceau, et donc laisser s’exprimer la liberté en conscience, une musique en pleine conscience. » confie Christophe Rocher.

Puis, il y a l’eau. Extension du disque en duo, To Pa Ri Ti reprend six compositions et les réagence en
« suites » fluides, comme des cercles de ricochets qui se rejoignent et créent une onde plus grande sur la surface. Désormais ils sont huit sur scène. D’autres instruments, d’autres corps s’emparent des thèmes et des mélodies, les amplifient.

Alors, il faut bien un feu sacré pour assurer la rencontre sans heurt du batteur-poète Nicolas Pointard, rythmique de l’ensemble Nautilis, Hélène Labarrière à la contrebasse, habituée des ponts allant du swing au free, Stéphane Payen dont le son rigoureux du saxophone alto trouve l’alignement avec celui des clarinettes, Céline Rivoal dont l’accordéon narre en cherchant de nouvelles nuances et Christelle Séry à la guitare électrique, maitrisant l’étincelle. Enfin, l’incandescence du jeu de Régis Bunel au saxophone baryton décloisonne tout dans « Synesthésie », titre le plus long de l’album, reprise du duo. Etienne Cabaret dit de Christophe Rocher qu’il est « Toujours prêt pour la rencontre, il sait ne pas se poser de question et laisser faire la musique. ». C’est dans cet esprit qu’ils ont invité le violon du grand sorcier Jacky Molard, pour maintenir la chaleur.

La dernière force de ce disque – pouvait-il en être autrement ? – c’est l’air. Pas seulement celui du souffle mais celui laissé entre les musiciens. Chacun peut largement se mouvoir. Et c’est rare. Christophe Rocher parle d’ailleurs d’écosystème plutôt que de groupe lorsqu’il présente l’octet. La musique naît de la convivialité, d’un espace ouvert à l’autre. C’est la définition même de la maison selon Etienne Cabaret

« Ma maison n’a pas de clés, elle est toujours ouverte ! J’aime savoir que cet endroit est à la fois un endroit rassurant pour mes enfants et pour des gens qui y viennent pour la première fois. Je souhaite qu’il y ait toujours un lit et une assiette pour qui a besoin. ». Apostropher ici, c’est ouvrir les portes.

To Pa Ri Ti peint des tableaux de vie universels : le voyage (« Marfa »), la danse, la séduction, les noces
(« Boked Eured »), bref l’amour, la nature, où l’on se ressource (« Return to mineral ») et la mutation
(« Forest is burning »). Vivre aussi c’est voir des choses disparaître. L’allégresse domine cependant, c’est la joie du jeu collectif. L’accordéon de Céline Rivoal donne à entendre la voix d’« Olga », tandis que les autres plantent le décor autour de cette héroïne unissant les cultures et les âges. On plonge dans la nouvelle composition « Slow K », rythmée, corporelle, aux temps marqués et au son rock. On aime la transformation de « Modène », dialogue ludique et entêtant du précédent album, en hymne d’ensemble.

Pour la sortie du disque La Marche des lucioles, confiné, le duo avait dévoilé un à un les titres de l’album par des créations musico-visuelles, associant leur musique à des photos ou vidéos d’autres artistes. Pour cette suite à huit, ils ont confié l’illustration du disque à l’artiste plasticien Sylvain le Corre. Son travail sur le végétal et le minéral, d’une infinie précision à l’aquarelle en particulier, épouse celui des musiciens sur le thème de la recherche des racines. Christophe Rocher révèle « Aujourd’hui, je transforme un précédent sentiment d’être « hors sol » en force, car j’ai rencontré beaucoup de cultures. J’ai travaillé, essayé de me fondre pour finalement me laisser pénétrer par chacune d’entre-elles et en garder les résonances qui me faisaient vibrer, tout en conservant le désir de porosité. »

Une porosité qui assure continuité de couleur et changement de forme(s). Cabaret Rocher Octet est une expérience musicale qui tient à la fois de la mue et de l’enracinement.

Anne Yven

CD to pa ri ti , par Cabaret Rocher Octet – label Musiques Têtues, distrib. L’Autre Distribution/Believe) – Disponible sur la boutique en ligne des Musiques Têtues, et chez tous les disquaires et plateformes numériques.

Cabaret Rocher Octet :
Etienne Cabaret : clarinettes
Christophe Rocher : clarinettes
Régis Bunel : saxophone baryton
Hélène Labarrière : contrebasse
Stéphane Payen : saxophone alto
Nicolas Pointard : batterie
Céline Rivoal : accordéon chromatique
Christelle Séry : guitare électrique